« Je cherche à cacher l’art
par l’art lui-même. »
Jean-Philippe Rameau
Une vie de nomade
Son père, organiste à la cathédrale Saint-Étienne de Dijon, semble avoir été son seul maître-enseignant. Ses études classiques, au collège des jésuites qu’il quitta assez vite, furent très médiocres. Il chantait en classe, remettait des portées griffonnées de notes en place des devoirs et ne vivait déjà que pour la musique. (Cf. Une histoire de la musique.)
Depuis l’âge de 18 ans, et durant une large partie de sa vie, Rameau mène une vie nomade : voyage en Italie mais ne dépasse pas Milan, rejoint comme violoniste une troupe de musiciens itinérants qui se produit dans le Languedoc et en Provence, il devient organiste en Avignon, à Clermont-Ferrand, Paris, Lyon, Dijon, de nouveau à Lyon, Clermont-Ferrand. Rameau est pendant plus de quarante ans organiste professionnel au service d’institutions religieuses, paroissiales ou conventuelles dans diverses villes de province et à Paris. Pour autant, sa production de musique sacrée sera des plus réduites, sans parler de son œuvre d’orgue, inexistante.
En 1722, âgé de 39 ans, alors organiste de la cathédrale de Clermont-Ferrand, il publie son Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels ; la même année que le Clavier bien tempéré de Bach. Cette première contribution pose Rameau comme le grand théoricien de son époque, et son travail suscite de nombreux échos dans les milieux scientifiques et musicaux, en France et en Europe. Il est animé par la volonté de faire de la musique, non seulement un art, mais une science déductive à l’image des mathématiques. L’harmonie devient principe naturel, c’est la quintessence de la musique ; la mélodie, ne naît qu’après.
L’année suivante il s’installe à Paris qu’il ne quittera pas.
Rameau rêve de théâtre depuis son adolescence. Il attendra encore 10 ans avant d’intégrer des troupes itinérantes et écrire de la musique de danse et des couplets pour le théâtre de la Foire Saint-Germain (dans la halle contruite par les jésuites et jouxtant l’actuelle rue Mabillon), mais aussi des motets pour le concert spirituel. Entre temps, à l’âge de 43 ans, cet homme au caractère difficile se sera marié avec une jeune fille de 19 ans, bonne musicienne et bonne épouse, avec qui il aura deux filles et deux garçons.
Théâtre de la Foire Saint-Germain
Le temps de la célébrité
Sa rencontre avec le fermier général La Pouplinière – l’un des hommes les plus riches du Royaume, grand amateur d’art – déterminera sa vie pour plus de vingt ans et le mettra en contact avec plusieurs de ses futurs librettistes, dont Voltaire qui le surnomme « Euclide-Orphée » et celui qui deviendra sa « bête-noire musicale » avec qui il ne partage rien : Jean-Jacques Rousseau. Pour Rameau c’est l’harmonie qui guide la musique, pour Rousseau, c’est la mélodie !
Rameau devient célèbre avec Hippolyte et Aricie (1733), au livret librement inspiré par Phèdre de Racine dont La Nuit, plus connue sous le nom l’Hymne à la nuit a été mis à l’honneur par le film Les Choristes.
Le thème original écrit par Rameau est celui de l’Air de la Grande Prêtresse de Diane : « Rendons un éternel hommage », acte I, scène III. L’harmonisation et l’arrangement sont dus à Joseph Noyon (1888-1962), la réécriture des paroles au compositeur Édouard Sciortino (1893-1979) pour devenir Hymne à la Nuit.
À compter de 1733, Rameau se consacre de manière presque exclusive au théâtre lyrique à la française. Son œuvre marque l’apogée du classicisme français dont les canons s’opposent à ceux de la musique italienne. Entre 1733 et 1739, il compose ses œuvres les plus emblématiques : trois tragédies lyriques (après Hippolyte et Aricie, Castor et Pollux en 1737 puis Dardanus en 1739) et deux opéras-ballets, Les Indes galantes en 1735 et Les Fêtes d’Hébé en 1739.
Sa création la plus connue est sans doute l’opéra-ballet Les Indes galantes, symbole de l’époque insouciante, raffinée, vouée aux plaisirs et à la galanterie de Louis XV et de sa cour. Quelques années auparavant, à la suite de l’exhibition d’authentiques Indiens d’Amérique du Nord, il avait écrit pour la Comédie italienne une pièce pour clavecin : Les Sauvages. Cette danse rythmée sera reprise dans le dernier acte des Indes galantes dont l’action se déroule dans une forêt de Louisiane.
Extrait des Indes Galantes « Forêts paisibles ». Orchestre et Chœur des Arts Florissants et musiciens de la Julliard School de New-York, direction William Christie, Sandrine Piau (soprano), Lisandro Abadie (baryton-basse). Concert donné à l’occasion des 40 ans des Arts Florissants à la Philharmonie de Paris en décembre 2019.
En 1745, Rameau devient l’un des musiciens officiels de la Cour, nommé « Compositeur de la Musique de la Chambre de Sa Majesté ». Il recevra une pension annuelle de 2 000 livres « pour en jouir et en être payé sa vie durant ».
Quelques années plus tard, il sera happé par la Querelle des Bouffons.
Les dernières années
À bientôt quatre-vingts ans (1763), Rameau met en répétition sa dernière oeuvre : Les Boréades. Il disparaît l’année suivante. La création inachevée devra attendra plus de deux siècles sa représentation triomphale à Aix-en-Provence en 1982. Toute sa vie, Rameau ne s’est intéressé qu’à la musique, avec passion et parfois, emportement, voire agressivité, tant elle occupait toutes ses pensées. Sa musique gracieuse et entraînante est en parfaite opposition avec son aspect de grand échalas maigre, à la voix rauque et à l’humeur d’ours qui ne vivait que pour son métier. Ce que l’on sait de son caractère est décrit de façon caricaturale par Diderot dans le dialogue du Neveu de Rameau (paru tardivement en 1891 pour l’édition de référence) :
« Ça, dites-moi ; je ne prendrai pas votre oncle pour exemple ; c’est un homme dur ; c’est un brutal ; il est sans humanité ; il est avare. Il est mauvais père, mauvais époux ; mauvais oncle… »
Comment concilier le cruel portrait qui en est fait et la réalité de l’homme qui affirmait : « La vraie musique est le langage du cœur » ?
Camille Saint-Saëns, le tenait pour « le plus grand génie musical que la France ait produit ».
B. Bourdeix
La Querelle des Bouffons
Le 1er août 1752, la troupe itinérante italienne des Bouffons d’Eustachio Bambini, composée de sept comédiens-chanteurs, seize danseurs et d’un petit orchestre, s’installait pour quelques mois à Paris sur volonté du roi, accédant à la démarche du prévôt des marchands de Paris, Basile de Bernage, qui avait exigé qu’au nom du privilège dont jouissait l’Académie royale de Musique, cette troupe vînt depuis Strasbourg dans la capitale, et non à Rouen où un contrat l’engageait.
Bambini et ses amis allaient donner une série de représentations d’intermezzi et d’opéras bouffes dans cette salle située dans l’ancien Palais Cardinal, construit rue Saint-Honoré par Richelieu, et devenu Palais Royal en 1642, à la mort de ce dernier. Située juste à côté de la cour d’entrée du Palais Royal, elle avait été inaugurée en 1641 avec Mirame, une tragi-comédie écrite par Richelieu lui-même. Molière s’y était installé. Lully y avait créé L’Académie royale de Musique – on disait plutôt l’Opéra – qui devait y demeurer près d’un siècle, accueillant tragédies lyriques et opéra-ballets, jusqu’à un premier incendie qui se déclara le matin du 6 avril 1763, et dont on ne sut jamais l’origine.
La Serva Padrona
Le 2 août 1752 a lieu la première de La Serva Padrona, de Pergolèse, avec son piquant aria Stizzoso, mio stizzoso. Bien que présentée 6 ans plus tôt dans l’indifférence générale, cette servante effrontée et maligne qui finit par se faire épouser par son maître pour devenir maîtresse, obtient un immense succès. Mais très vite, l’intrusion de la musique italienne donnée par ces Bouffons dans le temple de la musique française, va diviser l’intelligentsia musicale parisienne.
Sonya Yoncheva (Serpina), Furio Zanasi (Uberto), orchestre I Barocchisti, direction Diego Fasolis (2008)
Entre 1752 et 1754, la Querelle des Bouffons donne lieu à un véritable déchaînement verbal, épistolaire, à des horions devenant pugilats, des duels, des cabales sanctionnées par des lettres de cachet au sujet des mérites respectifs des musiques française et italienne et la prééminence de l’une sur l’autre.
Deux clans irréductibles et irréconciliables s’affrontent avec une violence inouïe : celui des partisans de la tragédie lyrique, royale, représentante du style français ample et tenu, aux livrets enflés de mythologie surannée, de pompe allégorique, d’héroïsme sublimé, contre celui des partisans de cette musique italienne libérée, volubile et joyeuse, des amateurs des truculences de l’opéra-bouffe qui donne le beau rôle au peuple napolitain avec ses barbons circonvenus et ses soubrettes madrées. À la grandeur musicale, belle et codifiée, s’opposent les mélodies aériennes, vives et spontanées, portées par des artistes au métier affûté par la pratique de la commedia dell’arte, aux voix cultivées, bien timbrées, étendues, capables d’enchaîner les prouesses vocales sans effort, tout en respectant la mesure et les demi-temps, en comparaison de qui (disent les spécialistes) nombre de nos stars lyriques de l’époque et leurs paresses égocentriques font pâles figures.
Rousseau / Rameau : la déchirure
L’antagonisme entre Rousseau, et Rameau – produit d’une inimitié personnelle doublée de conceptions musicales antagonistes – personnalise cet affrontement. Rousseau étrille à l’envi les harmonies savantes de Rameau. Rameau a plusieurs fois rabaissé les prétentions en matière de science musicale de ce musicien jugé mineur.
En novembre 1753, Rousseau, défenseur très engagé et très partial de la musique italienne, selon lui supérieure à la musique française personnifiée par Jean-Philippe Rameau, verse de l’huile sur le feu. Dans sa Lettre sur la Musique française le philosophe s’exprime impudemment par des propos qui selon les musicologues modernes montrent ses propres insuffisances d’analyse :
« À l’égard des contrefugues, doubles fugues, fugues renversées, basses contraintes, et autres sottises difficiles que l’oreille ne peut souffrir et que la raison ne peut justifier, ce sont évidemment des restes de barbarie et de mauvais goût, qui ne subsistent, comme les portails de nos églises gothiques, que pour la honte de ceux qui ont eu la patience de les faire. »
Mais c’est la conclusion de sa Lettre qui suscite un véritable tollé, elle dénie à la Musique française toute existence dans le passé, le présent et l’avenir :
« Je crois avoir fait voir qu’il n’y a ni mesure ni mélodie dans la musique française, parce que la langue n’en est pas susceptible ; que le chant français n’est qu’un aboiement continuel, insupportable à toute oreille non prévenue ; que l’harmonie en est brute, sans expression et sentant uniquement son remplissage d’écolier ; que les airs français ne sont point des airs ; que le récitatif français n’est point du récitatif. D’où je conclus, que les Français n’ont point de musique et n’en peuvent avoir ; ou que si jamais ils en ont une, ce sera tant pis pour eux ». J-J. Rousseau.
S’il n’a pas tort sur la langue – l’italien est plus musical, plus chantant –, Rousseau oublie vite que son intermède Le Devin du Village, inauguré avec succès le 18 octobre 1752, au château de Fontainebleau, en présence du Roi Louis XV, est pétri de tradition française. La seconde représentation du Devin à l’Académie royale de Musique, le 1er mars 1753, en pleine tourmente, bien qu’appréciée, est des plus chahutée ; les partisans de Rameau et de Rousseau s’invectivant copieusement.
Le 19 septembre 1780, la reine Marie-Antoinette était sur la scène et interprétait le rôle de Colette, l’héroïne de cet opéra en un acte. Cette soirée exceptionnelle, véritable fantaisie de la Reine se rêvant bergère, a été ressuscitée avec les solistes Caroline Mutel, Cyrille Dubois et Frédéric Caton sous la direction de Sébastien d’Hérin dans une reconstitution costumée, mise en scène dans les décors historiques originaux. © Château de Versailles Spectacles, 2018.
« Coin du Roi » contre « Coin de la Reine »
La querelle fracture l’ensemble des cercles musicaux, littéraires, philosophiques parisiens et divise les gazettes. D’un côté, les soutiens de l’art lyrique français – dont La Pompadour – forment le « Coin du Roi » qui se réunissent à l’Opéra sous la loge de Louis XV. Rameau en est le principal « champion » sur qui pleuvent lazzis et injures lancés depuis le « Coin de la Reine », les soutiens de la musique italienne qui regroupent les Encyclopédistes, mais aussi Rousseau, Grimm, Diderot, d’Alembert, d’Holbach – lequel relègue aimablement l’opéra français parmi les « barbaries gothiques ». Diderot n’est pas en reste, quand il reproche à Rameau d’être incapable de s’émanciper d’une esthétique vieillissante, d’un genre artificiel créé par Lully. Il affirme aussi que les écrits de ses ouvrages théoriques restent inintelligibles à leur auteur lui-même ! D’autres prennent Rameau pour « un mathématicien qui prétend faire chanter sur scène les douleurs et les joies de l’amour ».
La victoire des « Ramoneurs »
Les ramistes ou les « Ramoneurs », bien plus nombreux, finissent par l’emporter. Trois mois après le départ des artistes Italiens restés prudemment silencieux dans le pays hôte – et soit dit en passant, ne voulant aucun mal à la tragédie lyrique française dont les beaux jours sont d’ailleurs comptés – la conflagration qui vient de mettre la vie intellectuelle et culturelle parisienne à feu et à sang est déjà oubliée.
De fait, la Querelle des Bouffons a été la confrontation de deux idéaux esthétiques, culturels et politiques incompatibles : le classicisme associé à l’image du pouvoir absolu de Louis XIV, et l’esprit libre des Lumières.
Viendra l’heure de Glück, à qui Rousseau écrira :
« Je sors de la répétition de votre Opéra d’Iphigénie ; j’en suis enchanté ! Vous avez réalisé ce que j’ai cru impossible jusqu’à ce jour. »
Passera la Révolution. Plus tard surgiront les Rossini, Donizetti, Bellini, Verdi, Puccini, pour ne citer qu’eux…
B. Bourdeix
POUR EN SAVOIR PLUS
France Musique : La Querelle des Bouffons